Article publié dans Les Echos, 15/10/2007
Jusqu’à quel point doit-on réduire ses émissions de gaz à effet de serre ? Combien de contrats doit-on être prêt à perdre pour refuser de s’immiscer d’une manière ou d’une autre dans des pratiques de corruption ? Combien de temps peut-on attendre avant de délocaliser des emplois locaux, rentables, mais plus chers ?
Le temps n’est plus de répondre à ces questions par de beaux discours. Et pourtant, la réflexion autour de l’éthique dans les affaires a du mal à dépasser les approches simplistes. Au moins trois discours évitent le problème.
Il y a bien sûr le discours économique « standard », qui considère que la seule responsabilité de l’entreprise est de maximiser la création de valeur économique. Ce discours est à la base de la rationalité économique. Il est prioritairement enseigné dans les facultés d’économie et les écoles de commerce. Si on suit à la lettre ses préceptes, on ne sacrifie jamais les valeurs économiques aux valeurs éthiques.
Il y a aussi le discours idéaliste, qui soutient que les entreprises, « personnes morales », ne devraient jamais sacrifier les valeurs éthiques aux valeurs économiques. On aurait tort de croire que seuls des professeurs d’éthique et des militants le prêchent. Pour les responsables de l’éthique à l’intérieur de l’entreprise, il est très difficile de dire autre chose. Comme si on pouvait respecter toutes les valeurs éthiques tout le temps et à n’importe quel prix !
Plus récent, un troisième discours tente de réconcilier tout le monde en disant que l’éthique crée de la valeur économique. C’est l’idée de la responsabilité sociale des entreprises : puisque l’éthique paye, il n’y a ni contradiction ni dilemme ! Et pourtant, peu de managers constatent qu’une moindre pollution est toujours profitable économiquement, encore moins ne
recourent à aucune forme de trafic d’influence pour se développer à l’international. Et peu d’employés ont la chance d’être compétitifs et pleinement épanouis.
Evidemment, combiner le respect des valeurs éthiques et la création de valeur économique est un idéal. Quand on a le choix, il serait stupide de s’en priver. Le problème se pose lorsque l’éthique ne paye pas. Pour ceux qui ne se satisfont plus des solutions toutes faites, il s’agit alors de suivre une véritable méthode qui permette d’analyser à la fois la dimension économique et la dimension éthique.
Il est toujours utile de commencer par analyser la dimension économique, dans toute sa profondeur et en prenant en compte le maximum de conséquences directes et indirectes.
Il est alors relativement facile à l’analyse éthique d’identifier tous les aspects éthiques de la solution
économiquement optimale. N’est-ce pas naturel d’abonder dans le sens de son intérêt économique par un choix judicieux de raisonnements moraux ?
Il est beaucoup plus difficile de s’attacher à révéler ses manques d’éthique. Souvent dérangeante, cette étape doit être systématique et soigneuse. Car elle demande de l’intelligence émotionnelle. Un contexte approprié est indispensable pour un déroulement serein et efficace. Il faut savoir provoquer la réflexion sans trop juger ni culpabiliser, ce qui n’est jamais facile.
Une meilleure connaissance de nos manques d’éthique ouvre pourtant la voie à une réévaluation des conséquences de nos décisions. D’ailleurs, une analyse lucide des risques éthiques peut parfois révéler le caractère illusoire de la solution économiquement optimale.
Dans une atmosphère plus libre et imaginative, on peut ensuite chercher des solutions qui minimisent nos manques d’éthique. On évaluera alors leur coût économique pour ne pas tomber dans le piège de croire qu’elles sont infaisables, ou à l’inverse nécessairement profitables. Rendre ces solutions plus avantageuses sur le plan économique passe souvent par une transformation de sa manière de penser la situation. C’est l’occasion de valoriser ce qui ne peut être quantifié, de penser à plus long terme, d’élargir sa vision stratégique ou de considérer certains coûts comme des investissements intangibles.
Pour des problèmes d’environnement, de corruption ou de stratégie de localisation de la production, des processus permettent parfois de résoudre des problèmes en apparence insolubles grâce à une forme d’intelligence collective surprenante.
Mais il ne faut pas se faire trop d’illusions. Au bout du compte, l’analyse ne permet pas toujours d’identifier une solution à la fois parfaitement éthique et économiquement optimale. Entre donner la priorité à son intérêt économique ou à ses valeurs éthiques, il reste souvent une ligne à tracer dont chaque acteur est responsable.
Quoi qu’il en soit, nous dépensons souvent une trop grande partie de notre énergie et de notre imagination à éviter de penser aux difficultés que posent les valeurs éthiques dans l’entreprise d’aujourd’hui. La « rationalité éthique » est une méthode pour consacrer davantage d’efforts à l’analyse des actions que nous pouvons mener, plutôt qu’à nier le problème, à se justifier ou à
se plaindre de « n’avoir pas le choix ».
La combinaison de la rationalité économique et de l’éthique des affaires pose deux questions. En termes d’action, quand accorder la priorité à notre intérêt économique et quand accorder la priorité aux valeurs éthiques ? En termes de discussion, évitons-nous de poser les questions ou cherchons-nous à analyser les dilemmes et inventer des solutions alternatives ?